Grandir...

Je suis tellement vieille que j’en suis morte… pas plus tard qu’hier.

Il va d’ailleurs falloir que je prenne l’habitude d’écrire « j’étais »…

Ce soir, ils me veillent.

Ils ont pensé aux bougies… ils savent comme j’aime leur odeur quand on les éteints

Ils savent aussi que je veux reposer ici…

Qu’ont-ils décidé ? Vont-ils penser au joli cimetière d’Hell Bourg niché au milieu des montagnes que j’aimais tant photographier ?

Vieillir, quelle belle affaire !

J’ai toujours préféré grandir à vieillir… je me suis mise à grandir à
46 ans, 8 mois et 4 jours…

mais avant cela,

s’éveiller un matin… entrouvrir les yeux, refermer son chagrin… et pardonner pour enfin grandir…

A peine un an, il est là endormi dans les bras de son père… c’est bien qu’il soit là. Il ne faut pas avoir peur de la mort, les enfants ont leur place, ici, ce soir.

Demain ils liront mes derniers mots… au diable les testaments et les notaires !

Ils seront tous assis dans le jardin autour de cette table où nous avons partagé tant de discussions, de rires, de repas improvisés parce que « vous n’allez pas partir sans manger un morceau ».

Etienne lira les mots au rythme de la guitare de Clément...

Aucun bien à leur laisser… ma vie a avancé au gré des locations, des occasions et de la chance qui m’a si souvent accompagnée… seulement quelques mots en héritage…

Transmettre des mots, un peu de ce qui pourrait leur rendre la vie plus facile quand leur moment de grandir sera venu…

Grandir et désapprendre

N’est-ce pas cela l’expérience ? Ceux qui croyaient savoir m’ennuyaient… cela me rassurait de ne pas savoir, d’oublier, de ne pas chercher à comprendre… ça reposait ma tête et mon cœur…

Grandir et rêver

N’est-ce pas cela vivre ? Reconnaître les moments improbables et les vivre ardemment ou simplement au détour d’un chemin, d’une lecture, d’un sourire, d’un chagrin…

Grandir à en perdre la raison

N’est-ce pas cela la sagesse ? Ne plus raisonner, ne pas faire entendre raison à l’autre… savoir être déraisonnable sous le soleil comme sous la lune…

Grandir et s’éloigner

N’est-ce pas cela s’élever ? S’éloigner des priorités que l’on s’invente pour remplir une vie qui se vide… s’éloigner de ses certitudes, de ses craintes…

Grandir et écrire

N’est-ce pas cela le plaisir ? Espérer l’insomnie pour coucher des mots sur des feuilles vierges entre des draps turquoise et chocolat, écrire pour rattraper le temps perdu à parler…

Grandir et oser

N’est-ce pas cela l’insolence ? Oser grandir, oser se taire, oser se perdre dans des draps inconnus, oser l’inosable…

Grandir et conjuguer

N’est-ce pas cela l’équilibre ? Conjuguer le présent au passé, conjuguer le présent au futur… sans l’aide d’un Bescherelle… je, tu, il, elle… conjuguons avec nos envies, nos émotions, nos bonheurs et nos peines… nous, vous, ils… pas de conjugaison de la vie sans faute d’accord…

Ils liront, écouteront… Clément jouera cette jolie musique que j’aimais tant… le petit pleurera sans doute un peu dans les bras de sa mère parce que les enfants pleurent parfois et que c’est bien ainsi…

S’éveiller demain matin ailleurs… entrouvrir les yeux sur l’homme que j’aimais, auprès de ces pages bleues et roses que nous couvrions de mots à quatre mains, de cet oiseau rouge qui venait nous saluer chaque matin… ailleurs, loin du bruit du monde qui s’effrite, loin des fâcheux qui croyaient savoir…

Cabotine, octobre 2013

Palabres et écritures