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Moments précieux
2 janvier 2016

Violette, nouvelle écrite en 2014

Violette

Hier soir, elle a tiré de sa mine rouge, teintée d’un léger désespoir, un trait sur la quatre-vingt quatrième ligne de la liste.

Il faut que vous sachiez que le bleu est réservé aux noms. Le noir se charge des adresses. Quant au rouge, il a la lourde tâche de rayer… quatre-vingt-quatre fois qu’il tire un trait sur un espoir.

Le vert patiente, patiemment. Il aura le privilège d’entourer la bonne ligne.

Allergique au clavier, elle « stylote » jour et nuit cette liste dans un cahier depuis bientôt huit ans.

Méthodiquement, elle note un nom, elle note une adresse et elle tire des traits avec l’aide de son compagnon à quatre couleurs…

De Jacques Brel à Simone de Beauvoir, la liste des noms s’allonge. Quant aux adresses, elle les trouve dans l’annuaire et les recopie consciencieusement.

Sur la carte jaunie scotchée sur un mur, quatre-vingt-quatre punaises rouges pour les endroits déjà visités. Une punaise bleue pour le prochain lieu où scintille encore une lueur d’espoir. 

En plus de la carte, la solitude tapissait depuis longtemps les murs de l’appartement. Solitude rompue une fois l’an dernier. Seule cette femme venue la recenser avait franchi la porte. Recensement, des cases et des croix dans un questionnaire. A métier, elle n’avait pas hésité : « chercheuse » avait-elle noté dans la catégorie « autres professions ». On compterait une comptable de moins dans la population française cette année-là. Fausser les statistiques l’amusait un peu et sa quête faisait d’elle une chercheuse avant tout.

Ses journées au travail dégoulinaient de chiffres à caser méticuleusement dans un plan comptable, de comptes à vérifier. Ses journées de travail dégoulinaient de monotonie.

Ses soirées avaient, elles, l’odeur de la mélancolie.

Ses nuits étaient peuplées de rêves à faire des infidélités aux chiffres. Chaque matin, le réveil n’en devenait que plus cruel, lorsqu’était venu le moment de ré-ouvrir les yeux sur la réalité.

Seuls les moments passés en compagnie de son cahier et de son fidèle compagnon à quatre couleurs venaient rompre le rythme de sa vie.

Puis arrivaient les jours où elle partait en quête.

Rituel immuable. 

Chaque premier mardi du mois, choisir l’endroit à visiter. Consulter la liste, punaiser du bleu sur la carte de France, apprendre l’adresse par cœur. En effet, il était hors de question que le cahier et les quatre couleurs l’accompagnent. Elle y avait mûrement réfléchi huit ans plus tôt et elle ne pouvait prendre le risque de les égarer. Ils restaient là à l’abri des murs et du bruit du monde.

Venaient ensuite les jours d’attente à se répéter l’adresse pour se rassurer, à imaginer le lieu, à se demander si elle trouvera enfin là… à espérer enfin utiliser le vert.

Elle aimait la langue française qui permettait aux jours de tomber les uns après les autres… jusqu’au troisième samedi de chaque mois.

Ce jour-là, elle quittait ses murs, ses chiffres, son cahier et ses quatre couleurs. Les premières fois, elle avait fait les trajets à pieds. Depuis quelques temps, elle devait surmonter sa crainte des trains.

Le bruit des gares l’effrayait.

Sa maman disait que ce dégoût pour les choses ferroviaires lui venait de son arrière-grand-père, chef de gare, happé par un train soixante-quinze ans plus tôt sur un quai. 

Elle n’aimait pas ces trains impatients, impitoyables au point de partir alors qu’un passager court encore au bout du quai.

Elle supportait difficilement ces annonces répétant inlassablement des chiffres : numéros de quai, de train, horaires, retards…

Assise dans une voiture toujours en couloir dans le sens de la marche, elle devait parfois subir des humeurs, des moments de vie avec ces anonymes.

 « Allô, Papa ? »… émotion, fierté, inquiétude dans la voix… « Mélo est à la maternité. J’ai obtenu une permission de huit jours. Je suis dans le train. A la gare, je prends un taxi et je la rejoins. … Oui, je serai là-bas à temps … Oui, j’ai appelé Maman tout à l’heure … Oui, je te donne des nouvelles ».

Après l’appel qu’il vient de passer depuis son téléphone portable, chaque passager de la voiture douze du train soixante-seize mille deux cent huit a partagé l’intimité de cet homme bientôt papa.

 « Nous arrivons dans quelques instants en gare de Toulouse. Avant de descendre de ce train, veillez à ne rien oublier à votre place… ».

Ni sac, ni valise, ni le chemin de la quête… ne rien oublier. 

L’endroit n’était jamais bien loin de la gare.

Une fois arrivée, toujours cette même émotion en franchissant la porte toujours vitrée. Toujours la même sensation en s’enfonçant dans ce silence et cette douceur des pas feutrés.

Sera-t-il là du côté des lettres R et S ?

Elle se hisse sur la pointe des pieds pour attraper un roman. Ici aussi, l’injustice reprenait ses droits avec ces livres perchés en hauteur qui seront moins souvent choisis que ceux à portée de main. Quant à ceux s’ennuyant sur l’étagère du bas, ils tentent parfois d’attirer l’attention avec une couverture plus pimpante espérant être les heureux élus d’un lecteur suffisamment curieux pour se baisser jusque-là.

Elle avait appris à oser briser le silence en laissant échapper un roman de ses mains pour le faire tomber au sol. Elle espérait attirer l’attention de celui qui viendrait s’agenouiller pour lui tendre le briseur de silence. Mais jusqu’à ce jour encore, elle avait dû se résoudre à le ramasser elle-même parfois sous le regard réprobateur d’un lecteur agacé.

Elle parcourt les allées, s’attarde entre Bel Ami et Madame de Bovary. 

Elle s’est assise, là, dans la section « revues » où elle tourne les pages d’un hebdomadaire économique choisi au hasard.

Elle voit cet homme entrer. Il est chargé d’une pile de livres… elle tente d’accrocher son sourire… avant d’entendre « papa » de la voix d’un enfant qui l’accompagne. Elle replonge dans les pages insipides et entrevoit la punaise rouge pointer son nez.

Et pourtant, Violette l’a lu dans un article avant de commencer sa quête… Et pourtant, Violette sait que les statistiques le confirment… « Une femme a huit fois plus de chance de rencontrer l’homme de sa vie dans le rayon électricité d’un magasin de bricolage qu’entre deux romans attendant sagement d’être lus sur les étagères d’une médiathèque de quartier ».

D’où Violette tenait-elle ce goût à faire mentir les statistiques ? 

 

Cabotine, 2014

 

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